Une guerre entre épiceries fait rage
En novembre dernier, le fil de discussion Loblaws is out of control (Loblaws a perdu les pédales) apparaissait sur Reddit. On y voyait des consommateurs frustrés se plaindre des prix élevés et partager des photos de poitrines de poulet à 13 $ le paquet.
Avec le temps, une révolte généralisée s’est cristallisée contre Loblaws et sa société mère, Loblaw Companies, qui possède aussi Maxi et Pharmaprix.
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La colère du public a naturellement éclaté, les prix ayant bondi de presque 25 % depuis 2020. S’en sont suivi des audiences parlementaires, une enquête du Bureau de la concurrence du Canada et des menaces de plafonnement des prix pour les produits de base.
Quatre ans plus tard, deux questions importantes demeurent : les grandes chaînes d’épiceries canadiennes gonflent-elles réellement leurs prix, ou sont-elles victimes des pressions inflationnistes mondiales? Et surtout, la consolidation des enseignes qui s’opère depuis trois décennies a-t-elle nui à la concurrence et laissé les Canadiens à la merci d’un oligopole alimentaire indestructible?
L’équipe de Pivot a soumis ces questions à un groupe d’experts, dont une militante, un initié du secteur et des CPA. Voici leurs réflexions.
La militante
Emily Johnson
Gestionnaire de campagnes pour la sécurité alimentaire
Sylvain Charleboix espère que le nouveau code de conduite des épiceries, qui fait actuellement l’objet de discussions (voir l’encadré 2), atténuera cette volatilité.
« Le jeu de souque à la corde entre fournisseurs et épiceries pourrait être aboli, ce qui aurait une véritable incidence sur la concurrence et les prix, au fil du temps. »
L’initié du secteur
Richard Baker
Spécialiste en marketing alimentaire
Si quelqu’un sait comment fonctionne le secteur de l’épicerie, c’est bien Richard Baker. Depuis environ 15 ans, le spécialiste en marketing alimentaire aide les moyennes entreprises du secteur de l’alimentation et des boissons à se faire une place sur les étalages des épiceries.
Selon lui, les épiceries ne conspirent pas pour gonfler les prix. Il constate plutôt que ses clients et d’autres fournisseurs doivent composer avec la hausse incessante du prix des ingrédients, ce qui leur laisse deux choix : réduire la taille des produits, ou augmenter le prix pour les épiceries – et indirectement, pour les consommateurs.
Richard Baker croit que les marques et les épiceries sont injustement attaquées, y compris par les politiciens. Il cite l’exemple du président américain Joe Biden qui, dans son discours sur l’état de l’Union en mars, accusait Snickers d’avoir réduit la taille de ses barres chocolatées – une accusation démentie par la société.
« Ce qu’il ne dit pas, c’est que le prix du cacao a augmenté de 250 % au cours de la dernière année. Alors que devrait faire le fabricant? Déclarer faillite et cesser sa production? »
Richard Baker soutient que depuis la pandémie, plusieurs facteurs (une pénurie de conteneurs, la guerre en Ukraine et les changements climatiques) ont contribué à la hausse du prix des ingrédients. En 2022, il s’est entretenu avec une fabricante de sauces piquantes qui souhaitait vendre ses produits dans les supermarchés canadiens. De 5,49 $ US, elle avait dû faire passer le prix de ses sauces à 7,99 $ US en raison de l’augmentation du coût des matières premières. Une telle hausse complique grandement toute percée dans les magasins.
« Désolé, mais ce n’est pas de l’opportunisme, lance Richard Baker. Il s’agit simplement des effets de la pandémie. »
L’économiste
David-Alexandre Brassard
Économiste en chef, CPA Canada
Depuis le début de la pandémie, les marges de profit des trois plus grandes épiceries canadiennes sont passées de 2 à 3,1 %, ce qui prouverait, pour certains, que les prix sont gonflés.
Pour David-Alexandre Brassard, économiste en chef CPA Canada, ce n’est pas le cas. Selon lui, cette augmentation est plutôt l’effet d’une hausse de la demande, d’abord pendant la pandémie, puis plus récemment lorsque le Canada a ouvert ses portes à plus d’immigrants (dont plus de 400 000 nouveaux résidents permanents, en 2022 et en 2023).
« [Les épiceries] font plus de profits parce qu’elles ont plus de clients en magasin », explique l’économiste.
Loblaw, Sobeys et Metro ont déclaré des bénéfices combinés de 3,6 G$ en 2022 selon le Bureau de la concurrence du Canada, tandis que le secteur dans son ensemble aurait généré des bénéfices de 6 G$, selon le groupe de réflexion Centre for Future Work.
Ces petites sommes ont incité le NPD à accuser les grandes chaînes « d’opportunisme flagrant ». Le parti a en outre proposé d’imposer une taxe sur les profits excessifs aux épiceries et d’établir un prix plafond pour les produits de base, comme dans certains pays d’Europe.
David-Alexandre Brassard ne pense pas que ce type d’interventions soit bénéfique.
« Je ne suis pas friand de ces arguments. Freiner la croissance [des bénéfices] ne fait que freiner la productivité et l’innovation. »
Il est d’avis que le gouvernement fédéral devrait plutôt encourager une plus grande concurrence dans le secteur, qui est dominé par Loblaw, Empire (propriétaire de Sobeys), Metro, Costco et Walmart. Mais vu le coût d’entrée sur le marché, il craint que les jeux soient faits.
« Les autorités auraient dû intervenir pour empêcher les épiceries d’obtenir un tel pouvoir. Aujourd’hui, leur capacité d’intervention est limitée. »
L’inflation alimentaire s’est stabilisée au cours des derniers mois, atteignant 1,5 % en mai, et certains consommateurs espèrent maintenant que les prix retomberont à des niveaux prépandémiques.
Mais David-Alexandre Brassard pense que c’est peu probable. « On ne voit jamais de désinflation en dehors d’une récession. »
La défenseuse
Farhana Janmohamed, CPA, CMA
Trésorière, Banque alimentaire de Calgary
Avec la hausse du prix des aliments, de plus en plus de personnes sont menacées par la faim. En mars 2023, selon Banques alimentaires Canada, 1,9 million de Canadiens se sont rendus dans une banque alimentaire, ce qui représente un bond de presque 80 % par rapport à 2019.
Farhana Janmohamed, trésorière et membre du conseil d’administration de la banque alimentaire de Calgary, était aux premières loges de cet afflux. Le nombre de paniers distribués a doublé en cinq ans.
« Le besoin est plus urgent que jamais », souligne la trésorière.
Plus d’un tiers des clients de banques alimentaires ont un emploi, ajoute-t-elle, ce qui indique que les Canadiens n’en ont plus autant pour leur argent.Elle donne l’exemple d’une cliente, mère célibataire de deux enfants travaillant dans la santé, qui vient à la banque alimentaire pour « faire durer » sa paie.
« Nous voyons de plus en plus de travailleurs, et de plus en plus fréquemment. C’est inquiétant », observe Mme Janmohamed.
« Quand ils font leur épicerie, nos clients évitent souvent d’acheter de la viande ou d’autres protéines coûteuses », précise-t-elle. Mais elle ne pense pas que les prix élevés des produits alimentaires soient les seuls responsables de la demande accrue. Selon elle, les loyers à la hausse, les frais de garderie exorbitants et d’autres facteurs s’ajoutent à la pression exercée sur les familles canadiennes.
« Tout coûte plus cher. »
Et elle n’entrevoit pas que la situation change de si tôt.
« Nous espérions que le nombre de visiteurs baisserait après la pandémie. Ça n’a pas été le cas. J’aimerais être plus optimiste, mais nous nous préparons à une hausse de la demande. »
Bien qu’on les blâme pour la hausse des prix, les grandes chaînes d’épiceries fournissent près de 80 % des denrées des banques alimentaires. C’est un pan de leurs activités qu’on a tendance à ignorer, admet Mme Janmohamed.