Comment attirer vers la profession les CPA dont le Canada a besoin?
Mitchell Stein, professeur associé en comptabilité et contrôle de gestion à la Ivey Business School, a récemment eu un entretien révélateur avec une étudiante de l’Université Western. Dans le cadre de sa majeure en psychologie, celle-ci a suivi un cours au choix en comptabilité des entreprises et, surprise, elle a tellement apprécié la matière qu’elle a changé de discipline et s’est inscrite à la Ivey. Elle a ensuite obtenu un emploi d’été dans un cabinet comptable et a consulté le professeur Stein sur le programme menant à l’obtention du titre de CPA avant d’entreprendre son stage.
Le professeur l’a fortement encouragée à poursuivre ce cheminement, vu son aptitude pour la comptabilité. « Une chose m’a frappé, raconte-t-il : elle m’a dit “Je commence la semaine prochaine ou la suivante, mais je dois suivre des cours de rattrapage. Je vais l’essayer quelques semaines, mais si je n’aime pas ça, je laisserai tomber.” »
Cet échange recoupe des commentaires semblables d’autres étudiants en commerce ou en comptabilité. « Le stage, ou plutôt le premier mois du stage n’est pas très stimulant; ils en parlent entre stagiaires, et se disent que ce n’est pas pour eux. »
D’autres enseignants en comptabilité soulignent l’existence d’un écart entre les attentes et la réalité, qui se dissipe lorsque les jeunes persévèrent dans la profession. « On se fait peut-être de fausses idées par rapport aux réalités et aux perspectives de la profession, croit Catherine Barrette, professeure associée du volet enseignement de la Rotman School of Management. On pourrait croire à tort que la profession est un peu rigide, qu’elle limite les débouchés professionnels, ce qui est plutôt paradoxal quand on voit où aboutissent les CPA en milieu de travail cinq ou dix ans après l’obtention de leur diplôme. »
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Ce n’est pas d’hier que les jeunes papillonnent d’un domaine d’études et d’une expérience professionnelle à l’autre avant de trouver leur créneau. N’empêche, pour Mitchell Stein et bien d’autres enseignants en comptabilité, ces histoires, qui témoignent de l’effritement du prestige associé au titre de CPA, semblent aller à l’encontre de ce que vivent les membres de la profession. C’est ainsi que se dessine un déséquilibre, profondément inquiétant pour certains, entre l’offre et la demande de CPA.
D’après une enquête sur le marché du travail menée par CPA Manitoba, 45 % des comptables de la province sont convaincus que la valeur du titre est demeurée constante, et 36 %, qu’il en a gagné. Pourtant, comme dans nombre d’autres provinces, les nouvelles inscriptions stagnent au Manitoba.
Alors que le nombre de CPA travaillant au Canada est resté essentiellement le même depuis 2011, la population, y compris le nombre de contribuables et la main-d’œuvre, a continué d’augmenter. On recense aujourd’hui 20 % plus de petites entreprises qu’en 2011, mais les gains de productivité n’ont pas suivi la cadence, selon les données de CPA Canada.
Un sondage mené en ligne l’année dernière auprès de 200 gestionnaires des RH par la célèbre agence de placement Robert Half révèle que 90 % des entreprises peinent à pourvoir leurs postes en comptabilité, et plus du tiers craignent que les retards qui en résultent donnent lieu à des erreurs comptables. La moitié des répondants ont attribué la situation à un bassin de talents de plus en plus restreint. Aux États-Unis, selon le Wall Street Journal, les cabinets de préparation et les Quatre Grands se démenaient à la fin de 2023 pour trouver des comptables à l’étranger afin de respecter la date limite de production des déclarations.
Les conséquences de cette pénurie – pour les marchés financiers, les institutions publiques et les particuliers – sont larges. « On observe un déclin, et pas seulement au Canada », affirme Irene Wiecek, professeure de comptabilité à l’Institute for Management and Innovation de l’Université de Toronto, et représentante du Canada à l’International Panel on Accountancy Education de la Fédération internationale des comptables (IFAC). « Le coût pour la société est énorme. » Vu l’absence d’un effectif suffisant de CPA, les entreprises peinent à accomplir un large éventail de tâches, des contrôles internes à la présentation de l’information et à la conformité. Les gouvernements et la société, plus globalement, comptent sur la profession pour obtenir des conseils fiscaux, des services de perception d’impôt, et des services de certification qui garantissent l’intégrité des marchés publics. Il est donc raisonnable de conclure que les comptables jouent un rôle indispensable dans l’économie moderne, laquelle repose sur la richesse du secteur privé et sur la responsabilité gouvernementale de mobiliser les fonds nécessaires aux services requis dans une société hautement diversifiée.
« Les comptables accomplissent des tâches clés, comme l’administration fiscale des entreprises individuelles, qui touchent l’ensemble de l’économie, explique David-Alexandre Brassard, économiste en chef de CPA Canada. Les déclarations fiscales doivent être effectuées à faible coût et en temps opportun. S’il manque de comptables, les échéanciers deviennent un problème, tout comme les coûts. »
Irene Wiecek soulève d’autres préoccupations liées à la pénurie de comptables, comme les normes et règles de plus en plus nombreuses qui régissent la présentation d’informations quantitatives sur le rendement environnemental d’une entreprise. Elle cite les normes d’information sur la durabilité adoptées récemment par l’Union européenne, qui pourraient affecter les fournisseurs canadiens d’entreprises européennes. « Tous les intervenants de la chaîne de valeur d’une entreprise européenne, y compris les entreprises non cotées, sont tenus de publier des informations supplémentaires, qui devront de surcroît être certifiées. »
On peut facilement comprendre l’incidence du déclin des inscriptions, mais il est plus complexe d’en cerner les causes, d’autant plus que le Canada n’est pas le seul à en souffrir. En effet, des tendances similaires sont observées aux États-Unis, en Europe et en Asie.
Les enseignants en comptabilité du Canada conviennent qu’ils doivent mieux communiquer les vastes possibilités de carrière qu’ouvre un diplôme en comptabilité, afin d’attirer une jeune génération qui s’intéresse davantage à la durabilité et à l’analyse qu’à l’audit classique. Comme le dit Andy Thomas, vice-président, Formation à CPA Canada : « Nous avons des histoires inspirantes à raconter. À nous de trouver comment mieux les faire connaître ».
Depuis le début de la pandémie, les organismes comptables américains produisent des rapports statistiques inquiétants sur la pénurie de comptables, notamment sur le faible taux de rétention des étudiants en comptabilité. En 2023, l’American Institute of Certified Public Accountants (AICPA) révélait une chute d’un tiers du nombre de nouveaux candidats à l’examen d’agrément, passé de plus de 48 000 en 2016 à environ 32 000 en 2021. En 2022, ce nombre était inférieur à celui de 2006, année où l’on a commencé à enregistrer cette donnée, et les candidats étaient encore moins nombreux à réussir la quatrième partie de l’examen.
En 2023, une étude de l’Association of Chartered Certified Accountants (ACCA) révèle que la profession se fait guillotiner par des salaires stagnants, des ententes de travail hybride et de l’épuisement professionnel, alors que la mobilité professionnelle est blâmée pour la pénurie de talents. L’ACCA conclut aussi que la technologie n’est pas étrangère au problème. L’évolution technologique rapide dans la profession en effraie certains, surtout les baby-boomers et les Y. D’autres craignent que le travail de comptable ne soit victime de l’IA, même si de l’avis de la plupart des experts, cela n’arrivera pas de sitôt, si jamais ça se produit.
André Bellefeuille, président et chef de la direction de l’École de gestion CPA Atlantique, souligne que son établissement a connu une légère hausse du nombre de nouveaux élèves en 2024, mais reconnaît la tendance générale. Son analyse des causes fait état de plusieurs forces sociétales systémiques qui contribuent au phénomène. « Nous sommes témoins, dans la profession, d’une évolution semblable à celle qu’on voit dans les universités. Je pense que l’incidence de la démographie est plus grande qu’on veut bien l’admettre. »
Les postes dans la profession comptable – dans toutes les catégories d’emploi en fait – se sont multipliés sous l’effet du baby-boom, mais aujourd’hui le rythme d’arrivée des nouveaux employés ne suffit plus à compenser les départs à la retraite ». « Nous vivons les contrecoups de cette inversion démographique. Les employeurs doivent se demander si, maintenant qu’il y a des emplois à pourvoir en abondance, ils peuvent en attendre autant des employés potentiels que dans les années 1990, quand le chômage était endémique. » L’économiste en chef de CPA Canada, David-Alexandre Brassard, ajoute que l’âge moyen des comptables au Canada est de 47 ans, soit environ 5 ans de plus que l’âge moyen de la population générale. C’est pourquoi on y ressent la pression liée aux départs à la retraite et au remplacement plus tôt que dans d’autres secteurs et plus fortement qu’aux États-Unis, où le régime fiscal est moins complexe.
André Bellefeuille reste toutefois optimiste : les variations démographiques combinées aux tendances macroéconomiques régleront en grande partie le problème d’offre et de demande, croit-il. Les récessions mènent traditionnellement à une hausse des inscriptions aux programmes professionnels, dont la comptabilité; la récession post-pandémique ne fait pas exception. Les employeurs semblent aussi enclins à offrir des salaires plus concurrentiels pour contrer la hausse du coût de la vie causée par l’inflation. Dans un sondage mené par Robert Half l’année dernière, 45 % des cabinets ont mentionné offrir des primes de recommandation, 40 %, avoir augmenté le salaire de base, et 38 %, proposer des stages rémunérés.
Cependant, la tendance persistante pousse les enseignants en comptabilité à revoir leurs méthodes de recrutement et de rétention des étudiants, entre autres en mentionnant l’existence d’une foule de débouchés professionnels, au-delà du travail en cabinet.
« Plusieurs de nos étudiants travaillent en télécommunications, dans des banques ou de grandes sociétés canadiennes, sans jamais avoir mis les pieds dans un cabinet comptable pour obtenir leur titre de CPA, signale Mitchell Stein, de la Ivey Business School. Les jeunes pensent souvent devoir travailler pour l’un des Quatre Grands. Mais même les meilleurs suivent souvent des parcours très différents, mieux adaptés à leur réalité. »
Pour mieux véhiculer le message que des personnes de tous les horizons peuvent intégrer la profession et l’exercer dans des domaines diversifiés (durabilité, gouvernance des données, etc.), la nouvelle grille de compétences des CPA offre une souplesse accrue visant à attirer des candidats plus âgés, en réorientation de carrière ou de l’étranger, qui ont notamment de l’expérience comptable. « Nous peinons à reconnaître cette expérience et à en mesurer la valeur », reconnaît Andy Thomas.
La Rotman School of Management, quant à elle, est en train de repenser son cours d’introduction à la comptabilité générale donné aux étudiants de première année en commerce afin d’y intégrer, outre les notions de base, une perspective plus large de la profession. « En changeant ce cours d’introduction pour le rendre plus représentatif des carrières possibles, nous offrirons une éducation plus pertinente aux étudiants, qui prendront ainsi de meilleures décisions. Nous espérons ainsi inciter certains d’entre eux à s’intéresser à la comptabilité. »
Andy Thomas constate que la trajectoire de la profession comptable est de moins en moins traditionnelle : « Je crois qu’en général, la jeune génération se penche sérieusement sur la durabilité et son incidence dans le monde. Nous avons l’occasion, dans la profession comptable, d’intégrer certaines de ces valeurs dans nos activités quotidiennes. »
Le caractère multidisciplinaire fait partie des attraits de ce genre de trajectoire, car les comptables devront désormais travailler avec des analystes et des ingénieurs pour bien évaluer les mesures associées à la durabilité des entreprises et le rendement carbone. « Seul un comptable sera à même de décider des mesures et objectifs pertinents, d’évaluer les paramètres, et de déterminer si l’organisation progresse, explique Irene Wiecek. Toutes ces tâches nécessitent un esprit comptable. Nous avons l’occasion de redéfinir la comptabilité et de souligner son incidence, au-delà des finances, sur la vie, la société, les organisations de partout dans le monde et l’environnement. »
Rosemary McGuire, vice-présidente, Expérience des membres à CPA Canada, ajoute que la gouvernance technologique figure aussi parmi les domaines d’importance pour les comptables. « En effet, les comptables sont appelées à superviser l’utilisation responsable des technologies et à mettre en œuvre les systèmes et processus de contrôle appropriés. On a tendance à penser que les technologies comme l’IA vont remplacer les fonctions comptables, mais on oublie qu’elles ouvrent en parallèle un monde de possibilités tout en nous débarrassant des tâches routinières qui perpétuent les stéréotypes associés à la comptabilité. »
À la Ivey, Mitchell Stein signale à ses étudiants que contrairement à un diplôme en droit, un diplôme en comptabilité permet d’acquérir des compétences analytiques très recherchées dans les organisations qui doivent composer avec des marchés fluides, des systèmes réglementaires en mutation rapide et l’avènement de technologies perturbatrices, comme l’IA générative. En fait, par suite de l’investissement de 2 G$ du gouvernement fédéral dans le domaine de l’IA et de l’arrivée d’un nouveau code de conduite pour les entreprises qui développent des IA génératives, les entreprises technologiques en essor auront encore plus besoin d’un vaste éventail de professionnels en gouvernance et finances, dont des CPA, pour gérer leur prochain cycle de croissance.
« La formation en comptabilité permet d’apprendre à cerner et à évaluer les problèmes de façon concise et à développer une expertise financière. Beaucoup d’étudiants ont l’impression qu’un emploi dans un cabinet les condamnera à rester auditeurs à jamais, mais pour peu qu’ils le veuillent, d’innombrables autres voies s’ouvriront à eux. »