Je faisais une dépression et je voulais démissionner, dit le premier responsable, Promotion de la santé mentale, KPMG Canada
« Difficile de décrire la douleur de la dépression clinique à quelqu’un qui ne l’a jamais vécue, » explique Denis Trottier, premier responsable, Promotion de la santé mentale, chez KPMG Canada (Photo Alexi Hobbs)
Par un matin maussade d’octobre 2006, après avoir garé ma voiture au bureau, je suis resté au volant, immobile, en larmes. Comme d’habitude. J’avais perdu l’appétit, perdu le sommeil, depuis des mois. Plus rien ne me faisait plaisir, et je sombrais dans le désespoir. J’essayais de me raisonner : « Tu vas y arriver! » En vain.
Au service de KPMG depuis 20 ans, j’avais été nommé associé. Je dirigeais KPMG Entreprise à Ottawa, où j’avais une belle clientèle de sociétés fermées. Une épouse affectueuse, Yolande, deux enfants magnifiques, pas le moindre souci financier, aucun problème de dépendance : qui aurait cru que j’étais dépressif depuis des années? J’avais pris deux congés prolongés en quatre ans, et, chaque fois que je retournais au travail, j’étais convaincu que mes idées noires avaient disparu pour de bon. Mais ce matin-là, j’étais au bout du rouleau.
J’étais loin de me douter que 11 ans plus tard, toujours chez KPMG, j’exercerais les fonctions de premier responsable, Promotion de la santé mentale (une première au Canada pour un poste de cette nature). Incapable d’imaginer les 11 prochaines heures, encore moins les 11 prochaines années, je pensais à tous les membres de mon équipe que je laissais tomber. J’ai décidé de frapper à la porte de l’associé directeur pour lui donner ma démission.
J’ai grandi dans le village de Larder Lake, non loin d’une mine d’or, dans le Nord de l’Ontario. Dans les années 1960, la santé mentale était un sujet tabou; personne n’en parlait. Si un élève faisait des siennes, l’enseignant menaçait de l’envoyer à l’hôpital psychiatrique de North Bay, un endroit qui faisait peur, rempli de « fous ». Aujourd’hui, on ne parle plus de folie. Et je sais que les troubles de santé mentale frappent au hasard, et que nul n’est à l’abri.
Quelqu’un dans ma famille aurait pu être touché, et je ne l’aurais jamais su. J’étais un enfant heureux, en bonne santé. Mes parents m’emmenaient pêcher, faire de la moto et de la motoneige. Comme ils avaient quelques épiceries IGA, j’ai vite commencé à leur donner un coup de main, d’abord en triant des coupons à 12 ans, puis en faisant de la tenue de livres, au secondaire. Je rêvais d’avoir mon propre magasin. Les jours de pluie, mon frère et moi, nous prenions nos calculatrices et jouions à la vie de bureau. J’ai ensuite fait du bénévolat pour l’équipe d’intervention d’urgence du village. Nous étions les premiers répondants dès qu’une personne composait le 911, et notre rôle était de préparer la victime au transport en attendant les ambulanciers, qui arrivaient une demi-heure plus tard. Cette expérience m’a sans doute bien préparé aux fonctions que j’exerce à présent chez KPMG.
« La dépression ne frappe pas tout le monde de la même façon. Dans mon cas, elle se manifestait par des sanglots » raconte Denis Trottier (Photo Alexi Hobbs)
Pendant que mon frère aîné prenait les rênes de l’entreprise familiale, je faisais mes études à l’Université Carleton et je me préparais à obtenir mon titre de comptable. À Ottawa, j’ai rencontré Yolande, inscrite en éducation de la petite enfance. Avant d’entamer ma dernière année, en été, j’ai pris mon courage à deux mains, je me suis présenté à la réception de Peat Marwick (le « PM » dans « KPMG ») et j’ai demandé l’associé responsable des RH. Le jeune Marc Brûlé a accepté de me rencontrer sur-le-champ. Au bout de quatre ans, j’avais remporté mon pari, puisqu’un emploi m’attendait dans l’équipe d’audit. Ami de toujours, Marc a été un vrai mentor.
En 1989, j’ai épousé Yolande. Au cours des 10 années suivantes, j’ai travaillé sans relâche pour gagner la confiance de nouveaux clients. Entre-temps, Yolande et moi avons eu deux enfants. En 1998, j’ai été nommé associé. J’avais tout ce dont j’avais toujours rêvé. Puis, j’ai sombré dans la dépression. Yolande a été la première à le remarquer. Elle voyait bien que je ne dormais plus, que j’avais perdu l’appétit et que toute activité sociale m’angoissait. Pourtant, je continuais à tout faire, de mon mieux : j’assistais aux soirées, je serrais la main des uns et des autres, je ne manquais jamais une réunion, comme un robot.
À l’époque, je me suis dit que c’était le stress. Comme tout associé, j’avais de lourdes responsabilités : une pause me remettrait sur pied.
Je venais d’un milieu où on « ravale son mal ». Bien de leur génération, mes parents ne parlaient jamais de santé mentale. Le sujet m’était totalement inconnu. Par conséquent, quand je souffrais, je refoulais mes émotions. Un jour, pour la campagne Centraide, j’ai offert de récolter des dons au bureau, déguisé en ours. Sous mon costume, la tristesse m’envahissait. À force d’essayer de m’en sortir seul, j’étais à bout.
Ce jour-là, j’ai compris que je devais chercher de l’aide. Je travaillais en gestion des risques, et ma réputation était en jeu; je voulais éviter toute erreur qui nuirait à mes clients. À contrecœur, je me suis tourné vers Morneau Shepell, le fournisseur de services du programme d’aide aux employés. Même si le bureau était à deux pas du nôtre, j’avais si peur de croiser un collègue ou un client que je faisais 20 minutes de route pour me rendre à Gatineau.
J’y suis allé quatre ou cinq fois avant d’arrêter de travailler pendant deux mois, en mai 2002. Pour ne pas éveiller les soupçons, j’avais choisi de prendre des jours de vacances. J’avais peur qu’on me trouve faible et craignais de perdre mon emploi si les autres associés apprenaient la vérité. Je suis retourné au travail en juillet et j’ai tenu bon jusqu’en novembre. Furtivement, la dépression avait frappé de nouveau. Un coup bas. J’ai dû m’absenter trois mois et demander des prestations d’invalidité de courte durée.
Difficile de décrire la douleur de la dépression clinique à quelqu’un qui ne l’a jamais vécue. Il est encore plus difficile d’expliquer le sentiment de honte qui m’habitait. Quand on divorce, quand on perd un enfant, on souffre, mais au moins on sait pourquoi. Je n’avais aucune idée de l’origine de mes problèmes, ce qui les rendait encore plus terribles. Voyant que les médicaments prescrits ne faisaient pas effet, mon médecin de famille m’a orienté vers la docteure Carol Husband, une psychiatre extraordinaire. De plus, j’ai été suivi par le docteur Bernie Gosevitz, médecin attitré des cadres de KPMG. Tous deux m’ont aidé à reprendre mes fonctions. Pourtant, je n’étais pas guéri : la maladie, tapie, attendait de faire son retour.
« Je venais d’un milieu où on ravale son mal. Par conséquent, quand je souffrais, je refoulais mes émotions. »
La dépression ne frappe pas tout le monde de la même façon. Dans mon cas, elle se manifestait par des sanglots. Je fondais en larmes en arrivant au travail, avant de sortir de ma voiture, ou dans mon bureau, derrière une porte close. Les symptômes se présentaient également à la maison et ailleurs. Je n’éprouvais plus aucun plaisir. Comme j’ai toujours été dynamique, d’où mon surnom de « lapin Energizer », mon état dépressif a jeté la consternation autour de moi.
D’une récidive à l’autre, mon état empirait, et je me demandais pourquoi je retombais en dépression. En fait, certaines études ont révélé que 50 % des patients qui ont vécu un premier épisode de dépression rechutent; et 80 % de ceux qui ont subi deux épisodes dépressifs en connaissent un troisième. Bref, le sort était contre moi.
Revenons à ce matin d’octobre 2006 où je rencontrais mon associé directeur, Bob Wener. À voir mes yeux rouges et bouffis, il se doutait que j’avais pleuré. Je me suis lancé : « Je n’en peux plus. Je m’en vais. » Mais Bob a refusé. « Pas question. On va t’aider. » J’étais bouche bée : il me tendait la main. J’avais droit à une deuxième chance. Mais les 13 mois qui ont suivi n’ont pas été de tout repos.
Pendant les premiers mois de mon congé, j’étais rongé par la culpabilité; j’avais laissé tomber ma famille et mon équipe. Mes crises de panique se multipliaient, sans compter les sueurs froides et les sanglots, incontrôlables. Une pensée lancinante m’obsédait : « Je vais perdre mon emploi. » Plus rien n’avait de sens. Agité, désespéré, j’ai confié à Yolande que j’avais peur de devenir fou. Elle aussi était touchée de plein fouet. En plus d’affronter ma souffrance, elle devait rester forte pour nos enfants de 12 et 15 ans. S’ils rentraient de l’école et que je faisais une crise de panique dans notre chambre, elle leur préparait une collation comme si de rien n’était. C’était la voix de la raison : elle me recommandait de sortir et d’aller faire de l’exercice, d’être patient, me rappelait les rendez-vous avec mon médecin. Autant de jalons, de bouées de sauvetage qui m’ont valu de rester à flot dans la tourmente.
Certains s’en étonnent, mais quand la maladie mentale frappe, il faut du temps pour s’en remettre. Les congés d’invalidité se prolongent. Pourquoi? Parce que les antidépresseurs prennent parfois des mois à agir. Et puis il y en a plusieurs sortes, alors on tâtonne, on fait des essais. On me donnait un premier médicament, mais il s’avérait inopérant, et le suivant avait des effets secondaires pénibles : somnolence, étourdissements au lever, maux d’estomac, et, pire encore, de subites et terribles suées. La docteure Husband a fini par m’envoyer à l’Institut de recherche en santé mentale du Royal où, au terme d’un long processus, un autre médecin a trouvé la combinaison de médicaments adéquate. Ces 13 mois d’absence n’auront pas été vains.
« La reprise du travail est difficile. Pour bien accueillir quelqu’un qui reprend ses fonctions, il faut lui faire confiance et comprendre que son rétablissement, qui se fera par étapes, passe aussi par son retour au travail. »
J’avais tout essayé, de la tenue d’un journal à la méditation. Je suis sociable, et mes proches auraient été stupéfaits d’apprendre que je passais des journées entières à méditer en silence. J’aurais fait n’importe quoi pour aller mieux, tant j’étais désespéré. En fait, ce qui m’a aidé, c’est de faire du bénévolat pour le Fonds Habineige d’Ottawa, organisme qui, comme son nom l’indique, donne des habits de neige aux enfants dans le besoin. Cette activité m’a fait du bien : je me sentais utile; je pensais aux belles choses que la vie m’avait apportées.
Quand tout allait mal, j’appelais mon patron, Bob, et on allait prendre un café ou s’asseoir dans un parc. Il a su m’épauler dans les moments difficiles; plutôt que de me donner des conseils, comme tout le monde, Bob me tenait compagnie, sans me juger. Il l’avait compris, c’est ce que j’attendais de lui.
J’ai réussi à m’en sortir grâce à la thérapie cognitivo-comportementale, aux médicaments et à un solide réseau de soutien. Je devais être un patient difficile : associé dans un cabinet comptable, j’étais habitué à la rigueur des horaires et des échéanciers. Quand j’étais convaincu de pouvoir retourner au travail, mes médecins m’incitaient à jouer de prudence et à patienter encore un peu.
La reprise du travail est difficile. Pour bien accueillir quelqu’un qui reprend ses fonctions, il faut lui faire confiance et comprendre que son rétablissement, qui se fera par étapes, passe aussi par son retour au travail. Le jour où je me suis enfin présenté au bureau, j’ai constaté que mon adjointe avait décidé d’archiver en bloc la masse de courriels que j’avais reçus pendant mon absence de 13 mois. Je ne les ai même pas regardés. Aujourd’hui, comme premier responsable, Promotion de la santé mentale, c’est ce que je recommande de faire, pour faciliter la transition. Quand on reprend le travail après avoir vécu des problèmes de santé mentale, il faut déjà du courage. Alors, à quoi bon parcourir une foule de courriels périmés pour la plupart?
Assis à mon bureau, j’étais enfin redevenu moi-même. Pour la première fois depuis des mois, j’envisageais l’avenir avec confiance.
En 2013, Yolande et moi avons eu droit à une surprise : nous avons gagné un prix Inspiration de la Fondation de santé mentale Royal Ottawa, qui récompensait nos efforts pour combattre les préjugés sur les problèmes de santé mentale dans le milieu des affaires. Nous étions heureux, mais inquiets. Prononcer un discours au gala reviendrait à dire haut et fort que Denis Trottier, de KPMG Entreprise à Ottawa, avait fait une dépression. Comment allait-on réagir dans le milieu des affaires? Mais, nous le savions, ce serait un geste fort pour tous ceux qui souffrent en silence, alors nous sommes allés de l’avant. Notre intervention a reçu un accueil chaleureux, et j’ai fait la tournée des bureaux de KPMG au Canada pour raconter mon expérience. En 2014, j’ai été nommé au conseil de direction à l’inclusion et à la diversité de KPMG, formé de 24 dirigeants des divers bureaux, où j’ai pris en charge le dossier de la santé mentale. J’ai également siégé au conseil d’administration de l’Association canadienne pour la santé mentale.
En 2017, ayant décidé de prendre une retraite anticipée, j’ai donné mon préavis de six mois. Yolande m’avait demandé si je voulais bien passer plus de temps avec elle, et je lui avais dit « oui » sans hésiter. Qui sait, elle allait peut-être changer d’idée! Mais quelques mois plus tard, Mary Lou Maher, chef mondiale, Inclusion et diversité, à KPMG, m’appelait : « Le conseil se réunit demain. Je vais proposer qu’on te nomme “premier responsable, Promotion de la santé mentale”. » Je n’en croyais pas mes oreilles. J’ai répondu : « Premier responsable? C’est quoi, au juste? Un nouveau poste? » Elle a répliqué : « On va le créer juste pour toi. » Convaincu d’avoir l’appui de Yolande, j’ai accepté. [Voir Les problèmes de santé mentale font des ravages dans le monde entier]
« J’aimerais convaincre tout le monde que la maladie mentale est comme n’importe quelle maladie. »
Deux ans après ma nomination, je constate que je n’ai jamais occupé un poste aussi gratifiant. En audit, les clients satisfaits ne me serraient pas dans leurs bras. Désormais, semaine après semaine, j’ai le sentiment d’être utile. Au cabinet, j’ai commencé par participer à l’analyse du volet santé mentale des avantages sociaux. KPMG a décidé d’offrir aux employés et à leurs personnes à charge le remboursement des services de professionnels en santé mentale, à hauteur de 2 000 $ par an. Je passe le plus clair de mon temps à me rendre dans nos bureaux au Canada, où je donne des exposés et où je m’entretiens avec des collègues à divers échelons. Je tâche de lutter contre les préjugés et de susciter l’ouverture des dirigeants. Je sensibilise les employés : la santé mentale, c’est aussi la santé tout court. Pourquoi souffrir en silence? Je dis que pour faire le premier pas vers le rétablissement, il faut demander de l’aide.
J’aimerais convaincre tout le monde que la maladie mentale est comme n’importe quelle maladie. Pensons au cancer : on prend la douleur des victimes au sérieux et on souligne leur courage. On ne guérit pas tout seul du cancer. À bien des égards, quand on est touché par la maladie mentale, pour s’en sortir, il faut se tourner vers des professionnels.
Depuis que je suis remis sur pied, dans les dernières années, j’ai vu l’attitude du public changer. On sait que la maladie mentale peut frapper n’importe qui, et les jeunes de 20 ou 30 ans abordent tout naturellement le sujet. En novembre, j’ai animé une série de discussions sur le thème de la santé mentale dans cinq villes de la Colombie-Britannique. Municipalités, chambres de commerce, centres hospitaliers, entreprises, tout le monde dialoguait et s’engageait à accomplir des gestes concrets. De quoi donner espoir.
Je resterai vulnérable pour le reste de mes jours : la dépression pourrait revenir. Mais je sais aussi que j’ai eu de la chance. Associé chez KPMG, j’ai eu droit à du soutien, j’avais un filet de sécurité. Bon nombre de travailleurs ne peuvent pas en dire autant. Nous devons nous doter de systèmes pour offrir à ceux qui souffrent le temps et les ressources nécessaires à la guérison, sans jugement ni retombées négatives. Mes collègues ne m’ont pas laissé tomber, même quand j’ai touché le fond. Tous les dirigeants sont appelés à tendre la main à leurs employés en difficulté, à tous les échelons.
Bien des employeurs cherchent le programme de santé mentale « idéal », sans savoir qu’il n’existe pas. Au-delà d’un programme, toute entreprise, peu importe sa taille, peut obtenir des résultats immédiats, le plus souvent à moindres frais. On peut inviter un membre de l’Association canadienne pour la santé mentale à donner un séminaire, présenter au personnel le programme d’aide aux employés, proposer une conférence-midi… Investir dans la santé mentale, c’est rentable : selon un chiffre que citent les organisations qui en ont fait l’expérience, pour un dollar investi, l’entreprise en économise quatre.
On me demande souvent ce que je fais à présent pour garder mon équilibre. C’est facile : je pense à moi, à ma famille, et à mon travail, dans l’ordre. Je rappelle que selon les consignes de sécurité, en avion, on met son propre masque à oxygène en premier. Et je me réserve du temps pour me ressourcer, afin d’exercer mes rôles d’époux, de père et d’employé le mieux possible. Dans son approche de la santé mentale, le chef de la direction de KPMG, Elio Luongo, est sur la même longueur d’onde que moi. Et je pense que c’est à la direction de donner le ton.
Comme FCPA, j’espère que mon récit aidera les professionnels qui souffrent sans rien dire. Nous pouvons bâtir un monde où on peut parler de santé mentale au travail, en toute confiance. J’en ai la preuve tous les jours.
LES EMPLOYÉS D’ABORD
Découvrez comment les équipes financières de deux organisations canadiennes – le Groupe Co-operators et la Commission de la sécurité professionnelle et de l’assurance contre les accidents du travail – ont fait de la santé mentale de leurs employés une priorité. Voyez aussi comment la comptabilisation du capital humain et social devient une initiative de plus en plus importante ici et là.