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Deux hommes en smoking sont assis à une table
Articles de fond
Magazine Pivot

Une entreprise familiale peut rapporter gros, mais non sans drames parfois

La cupidité, les divergences de vues et les conflits de personnalités peuvent donner lieu à d’âpres batailles, d’où l’importance d’une planification judicieuse de la relève.

Deux hommes en smoking sont assis à une tableLa série Succession montre bien comment des luttes intestines peuvent déchirer une famille. (Peter Kramer/HBO)

Brossons à grand traits l’essentiel du drame. En reconnaîtrez-vous les protagonistes?

Cheveux argentés, le grand patron d’une multinationale qui engrange des milliards mène un train de vie royal. Parti de rien, il a bâti un empire, puis s’est aventuré dans des opérations risquées et n’hésite pas non plus à faire des incursions en politique, où sa fille prodigue décide justement de se lancer, pour revenir par la suite à la tête de l’entreprise. Hélas, des tensions éclatent. Des personnages secondaires – fratrie, famille élargie, investisseurs, conseillers en tout genre – figurent au générique d’une intrigue qui évoque les déchirements du Roi Lear. Le drame prend un tournant wagnérien, et des combats épiques opposent des émissaires juridiques devant les tribunaux, sous le regard acéré des rapaces de la presse d’affaires.

Est-ce l’histoire de Rogers?

Celle des conflits si réalistes du clan de Logan Roy dans la série Succession de HBO?

Non, on parle des luttes intestines qui déchirent périodiquement la famille derrière Magna International, le géant des pièces automobiles fondé à la fin des années 1950 par Frank Stronach. Outilleur-ajusteur aux idées bien arrêtées, bourreau de travail, ce battant a quitté l’Autriche de l’après-guerre pour s’installer au Canada, où il a su exploiter l’affection sans borne vouée en Amérique à la voiture.

Magna et Linamar, fabricant de Guelph (Ontario), semblaient suivre le même destin. Linamar, établie en 1966 par Frank Hasenfratz, réfugié hongrois, est aussi devenue une force dans le secteur. En 2002, le fondateur a confié les rênes à sa fille, Linda, qui a réussi à maintenir le cap : l’entreprise affichait un chiffre d’affaires de 5,8 G$ en 2020.

Étonnant parallélisme, chez les Stronach, Frank passe le flambeau en 2001 à sa fille, Belinda, qui, élue députée libérale, s’exile ensuite à Ottawa. Par le biais d’un enchevêtrement de transactions, la famille cède le contrôle de Magna en 2010. Frank et Belinda se concentrent sur les volets courses de chevaux et paris. Laissant sa fille aux commandes, Frank retourne en Autriche pour y diriger un parti politique. La situation s’envenime, et voilà qu’en 2018, Frank et son épouse, Elfriede, poursuivent un de leurs associés, leur fille et leurs petits-enfants, accusés d’avoir multiplié les erreurs. Le couple réclame 500 M$. Après une joute juridique de deux ans, père et fille se réconcilient, mais les procès continuent. Les protagonistes? Andrew, le fils du patriarche, qui se juge spolié et accuse sa sœur (et d’autres) d’avoir tiré parti sans vergogne du dédale de fiducies où se cache le trésor de Magna, accumulé pendant des décennies.

La suite du feuilleton s’annonce palpitante.

Un homme et une femme sont représentés sur une photo déchirée avec une coupure de journal. L’ancienne PDG de Magna, Belinda Stronach (à droite), avec son père Frank (Getty)

L’histoire du capitalisme canadien est jalonnée de telles crises familiales, qui gravitent autour de la question souvent litigieuse de la transmission intergénérationnelle d’un empire. Au palmarès se retrouvent des clans célèbres, dont les McCain (McCain Foods) et les Billes (Canadian Tire), tout comme d’autres qui ont su ménager la transition sans fracas, ou, du moins, dans une discrétion feutrée. Pensons aux familles Irving (Irving Oil), Desmarais (Power Corporation), Bronfman (Seagrams/Edper) et Shaw (Shaw Communications). Nombre d’intrigues font intervenir des ressorts cachés véritablement shakespeariens : rivalités dans la fratrie, favoritisme, cupidité, mais aussi amenuisement quasi inévitable de la détermination farouche du fondateur, baisse qui explique l’échec de bien des dynasties.

Des drames vieux comme le monde. Mais l’épreuve de force publique entre la famille Rogers et la fiducie qui tient la barre (sur fond de tentative de prise de contrôle de 26 G$ lancée par son adversaire Shaw) a pris figure de variation particulièrement saisissante sur un thème connu. Acte I, scène 1 : Edward Rogers III essaie d’évincer le chef de la direction. Une guerre éclate entre deux factions de la famille. Interviennent aussi des vassaux de longue date de Ted Rogers, campés sur Bay Street, et une fiducie familiale qui, à la surprise générale, avait bien des atouts dans son jeu.

L’intérêt que suscitent de tels bras de fer s’est accru en raison du succès monstre de la série Succession de HBO, où Brian Cox et Jeremy Strong crèvent l’écran. On y étale les querelles sans merci d’un clan de milliardaires, lesquelles pourraient s’inspirer des sagas Trump et Murdoch.

En affichant la plausibilité de pareils mélodrames, la série ainsi que les déchirements des Rogers auront remis la question de la passation des pouvoirs à l’ordre du jour pour bien des entreprises. Michelle Osry, CPA, dirige les Services-conseils aux entreprises familiales à Deloitte Canada. Elle signale que la médiatisation de ces conflits déforme la réalité : la majorité des transferts intergénérationnels se déroulent bien. « On ébruite de rares tragédies, mais on passe sous silence des milliers d’exemples de réussite. C’est regrettable, mais pour les journalistes et certains conseillers, la planification se fonde sur la peur. »

D’autres observateurs mettent en lumière une intrigue secondaire déterminante de la saga des Rogers, qui se sont tournés vers une structure juridique à deux catégories d’actions pour garder le contrôle d’une société ouverte, une stratégie désavouée ces dernières années par maints experts en gouvernance et investisseurs institutionnels. « Depuis, on parle davantage des failles de ce genre de remaniement », constate Aida Sijamic Wahid, qui enseigne la comptabilité à la Rotman School of Management de l’Université de Toronto. « Les recherches sur la gouvernance le montrent, dans la plupart des cas, la structure à deux catégories d’actions n’est pas viable à long terme pour les actionnaires. »

Trois personnes sont représentées sur une photo déchirée avec une coupure de presse.Edward Rogers (à gauche) avec sa mère Loretta (au centre) et sa sœur Melinda (Getty)

On nous l’a dit et répété, une entreprise familiale sur trois ne passera pas le cap de la deuxième génération, une sur dix disparaîtra à la troisième génération, et la majorité d’entre elles cesseront d’exister à la quatrième génération. Des statistiques alarmantes, qui figurent dans les guides que publient de nombreux conseillers en gestion de patrimoine.

Pourtant, comme les baby-boomers quittent le marché du travail (ou ce bas monde), la question des conditions à réunir pour favoriser la planification de la relève gagne en importance. Cindy Radu, conseillère en transmission de patrimoine à Calgary, cite un rapport publié en 2021 par la Family Enterprise Foundation et KPMG Enterprise à la suite d’une enquête menée auprès de centaines d’entreprises. Près des deux tiers changeront de mains dans les 10 prochaines années, et à peine 47 % resteront à part entière dans la famille. Et le plan de transition? La grande majorité des répondants en admet l’importance, mais seulement la moitié d’entre eux ont choisi leur dauphin. « Si le patron meurt demain, qui prendra la relève? », s’interroge Barb Schimnowsky, leader en recrutement de cadres et d’administrateurs chez Watson Advisors, cabinet vancouvérois de consultation en gouvernance et en leadership.

En 2021, STEP, regroupement britannique de conseillers en transmission du patrimoine, s’est uni à TMF Group pour sonder plus de 600 conseillers de différents pays sur les difficultés des familles d’entrepreneurs appelés à léguer leur patrimoine et à planifier la suite des choses. Parmi les constats à retenir figurait l’émergence de familles domiciliées dans différents pays, d’où une complexification de la dynamique de la relève.

En Europe et en Asie, on trouve des dynasties bien plus enracinées qu’en Amérique du Nord. Dans des conglomérats comme l’aciériste indien Tata et chez les discrets Reimann d’Allemagne (acquéreurs de Keurig Green Mountain il y a quelques années, contre près de 14 G$ US), la richesse se transmet de génération en génération depuis le XIXe siècle. Certes, l’Amérique du Nord a aussi connu nombre de tels règnes, mais la planification de la reprise n’y est considérée comme une question épineuse que depuis quelques décennies. Selon une étude réalisée en 1973 par Dun & Bradstreet, 70 % des entreprises familiales étaient cédées ou liquidées après la mort du fondateur. « L’absence de planification de la relève figurait parmi les principales raisons en jeu », écrivait en 1988 Ivan Lansberg, conseiller en gestion de patrimoine du Connecticut, dans un article abondamment cité, qui a tiré la sonnette d’alarme.

Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts. L’univers des services-conseils sur la relève ne se limite plus aux avocats spécialisés en fiducies et aux comptables fiscalistes. S’y sont ajoutés experts en gouvernance, consultants en recrutement et en philanthropie, plateformes médias sur mesure (comme Canadian Family Offices), organisateurs de congrès, cabinets-conseils en gestion de patrimoine, groupes de sensibilisation et de défense des intérêts. Une myriade de conseillers, qui offrent des services techniques et d’autres prestations spécialisées. Du sur-mesure. On va jusqu’à consulter des psychologues industriels, chargés de déterminer si les repreneurs ont l’étoffe d’un chef.

« Le rôle du CPA change selon la situation : nombre d’actionnaires, forces de l’équipe de direction, complexité de la famille, de l’entreprise et de la structure, résume Michelle Osry. Au cœur ou non des démarches, le CPA privilégiera un dialogue ouvert avec les consultants, pour explorer diverses pistes, savoir accueillir les émotions, et susciter la collaboration. »

Tous les enfants n’ont pas le talent nécessaire ni les compétences exigées à reprendre l’entreprise familiale.

Si une armée de nouveaux conseillers a investi la sphère de la planification de la relève, la nature humaine, elle, reste la même. Les vétérans du domaine citeront toute une liste de contraintes. On hésite à évoquer le décès du fondateur, et des dynamiques bien ancrées émergent, comme les rivalités fraternelles. S’y ajoutent d’autres facteurs déterminants (troubles de santé mentale, alcoolisme, toxicomanie et autres dépendances). Et certains enfants qui rêvent de reprendre l’entreprise n’ont ni le talent nécessaire ni les compétences exigées.

Barb Schimnowsky, qui a exercé comme directrice principale aux services de recrutement de KPMG à Vancouver pendant 20 ans, relate l’histoire d’un clan où deux des trois enfants travaillaient pour l’entreprise. « Un des fils a été promu chef de la direction, mais il n’était pas prêt. » (C’est un leitmotiv dans la série Succession.) « Les autres membres de la haute direction n’étaient pas de la famille. Le père avait tendance à malmener le fils, à l’humilier. C’était triste à regarder. »

Le cabinet Watson, poursuit Barb Schimnowsky, conseillera au propriétaire d’établir un conseil d’administration indépendant pour veiller à la reddition de comptes auprès de la famille. Planification de la relève, analyse des lacunes dans les compétences, tenue de réunions familiales régulières, pratiques de gouvernance et encadrement de la prochaine génération seront parmi les thèmes abordés par les conseillers. Pour les successeurs, il y a tant à apprendre. Devenir actionnaire, accéder à un rôle de dirigeant, savoir comment s’y prendre, ce sont des choses à apprivoiser. « La question de la relève à la direction devrait être examinée année après année », ajoute-t-elle. La mort subite du fondateur peut figurer parmi les risques majeurs, surtout si elle entraîne la perte de clients de longue date, par exemple.

D’autres recommandent d’établir une fondation philanthropique, non seulement pour protéger la fortune, mais aussi pour doter la famille d’une mission en articulant ses valeurs et ses objectifs communs. « Nombre de familles s’interrogent, constate Michelle Osry. Faut-il se plier à la structure déterminée par les avoirs, par l’entreprise? Ou plutôt penser au bien-être des membres de la famille, à leurs forces, eux qui pourront préserver à leur tour le patrimoine légué? »

Cindy Radu, qui a travaillé comme avocate et comptable avant de devenir conseillère en transmission de patrimoine, ajoute que les enfants adultes de propriétaires âgés, mieux renseignés sur les différentes facettes de la continuité d’une entreprise, sont aussi au fait des modalités de conservation et de transmission des actifs. Elle s’aperçoit en outre qu’ils n’ont pas toujours les mêmes buts que le fondateur. « Les enfants se trouvent à un âge où ils prendront des décisions charnières. À quel point correspondront-elles aux valeurs véhiculées par la famille? »

Au-delà des aspects d’ordre général, tels que la gouvernance et la planification, la dynamique transitionnelle est souvent tributaire des remaniements structurels, qui orientent invariablement le contrôle et les mécanismes mis en œuvre pour protéger l’avoir de la famille.

On peut ainsi attribuer des rôles précis aux enfants, notamment par des conventions entre actionnaires qui assurent une répartition équitable des dividendes résultant de la croissance de la société, à diviser entre ceux qui travaillent pour l’entreprise et les autres. Darren Lund, associé du groupe Services aux particuliers du cabinet d’avocats Miller Thomson, recommande aux propriétaires de prévoir différents cas de figure, comme les mariages, divorces et remariages des enfants. « En droit de la famille, certaines conséquences sont parfois négligées. En cas de divorce, un conjoint peut faire valoir ses droits à un partage des actifs de la fiducie, d’où de lourdes répercussions à envisager pour le bénéficiaire et l’entreprise. »

Trop d’héritiers comprennent mal les interactions entre les structures d’actionnariat et les fiducies.

Aida Sijamic Wahid cite quant à elle les Desmarais. Après avoir acquis une maison de courtage montréalaise, le patriarche, Paul, a fait de Power Corporation un conglomérat de services financiers qui vaut plusieurs milliards de dollars. Quelques années avant son décès survenu en 2013, il a cédé à ses fils, André et Paul, le pouvoir à la direction et au conseil. Ceux-ci, retraités depuis 2020, siègent toujours au conseil. L’année dernière, la société a entrepris une restructuration d’envergure pour reprendre le contrôle de son fleuron, la Financière Power. « La direction voulait se soustraire aux pressions des actionnaires et des experts en gouvernance, qui soulignaient l’absence d’un conseil d’administration indépendant et d’un président indépendant. »

Toutefois, comme le notent l’experte et d’autres observateurs, la véritable leçon à tirer de la saga des Rogers est ailleurs. Créer une structure à deux catégories d’actions et fonder des fiducies familiales engage l’avenir des générations subséquentes, d’où des répercussions inattendues ou mal comprises.

Dans le cas de Rogers, où la structure à deux catégories d’actions avait été choisie, la fiducie familiale contrôlait le conseil d’administration. De quoi conférer tous les pouvoirs (y compris celui de remplacer le chef de la direction) à Edward Rogers, qui présidait à la fois le conseil d’administration et la fiducie familiale.

« Le principal problème, c’est que trop d’héritiers et de successeurs comprennent mal les interactions entre les structures d’actionnariat et les fiducies, pourtant indissociables, d’où des difficultés, que le cas Rogers illustre parfaitement, conclut Cindy Radu. Toutes les analyses portaient sur le conseil d’administration, mais sa composition relevait de la fiducie établie par Ted. »

Bien des familles qui lèguent leur fortune à la prochaine génération se retrouvent avec des fiducies, dont ni elles, ni les conseillers, ni les actionnaires ne saisissent tous les tenants et aboutissants. « Trop souvent, ces structures sont établies sans que la famille soit bien renseignée sur les enjeux de gouvernance et de pouvoir décisionnel », souligne Cindy Radu. Michelle Osry abonde dans le même sens : « Je recommande de clarifier les modalités juridiques à connaître et à comprendre. Et quand on crée une fiducie, il faut reconnaître que les émotions seront immanquablement au rendez-vous. »

Innovation et esprit d’entreprise sont nécessaires pour dépoussiérer certaines structures et leur assurer un avenir.

Robert Nason, titulaire de la chaire William Dawson à la Faculté de gestion Desautels de l’Université McGill, s’intéresse aux questions stratégiques et organisationnelles. Il a étudié le sujet des successions et de l’évolution des entreprises familiales au fil des générations. Son opinion? À force de prendre des décisions qui, quoique justifiées à certains égards, comportent des risques de conflits et de poursuites, on perd de vue l’essentiel dans la construction d’un plan de relève : l’impératif du renouveau. Il remet en question les statistiques souvent évoquées sur l’échec des entreprises familiales, tirées d’une étude à petite échelle, qui ne tenait pas compte, par exemple, des cas où l’entité s’était introduite en bourse. Et dans une économie qui carbure aux technologies, l’entreprise familiale, elle aussi, sera appelée à trouver un nouvel élan, qu’elle change de mains ou non. Elle devra se tourner vers des pistes inédites et renouveler sa gamme de produits pour rehausser son chiffre d’affaires.

« Il faut miser sur l’innovation et l’esprit d’entreprise pour dépoussiérer les structures, voire créer une nouvelle entité comme tremplin d’avenir. » Le professeur cite le cas d’un aciériste italien qui s’est tourné vers les énergies renouvelables quand la famille a vu le secteur décliner. Il souligne aussi que certains fondateurs confient à la génération montante du capital de démarrage pour lancer une nouvelle entreprise et parier sur la technologie. Les successeurs prendront ainsi leur envol comme entrepreneurs à part entière. « Le scénario retenu est-il celui d’un seul et unique successeur, où tous se battent pour cet honneur? Peut-on plutôt trouver un compromis, où divers membres de la famille réalisent un objectif en commun et bâtissent une identité partagée? »

Une telle approche ne donnera certes pas une intrigue aussi riche en rebondissements que celle de la série Succession ou de la saga des Rogers, mais elle paraît tout à fait probante, pour procurer au fondateur les moyens de transmettre son patrimoine à la relève et d’assurer la pérennité de son entreprise.

PLANIFIER LA RELÈVE

La planification de la succession est essentielle dans les entreprises, comme la planification successorale l’est dans votre vie personnelle. Renseignez-vous sur l’impact des impôts sur les biens que vous léguez et sur les moyens de réduire l’impact fiscal pour vos héritiers.